Effets secondaires
Le
débat sur la réforme du cycle intermédiaire en Espagne
Mariano Fernández Enguita
Département de Sociologie, Université de
Salamanque
En Espagne, la loi Générale
sur l'Education (LGE) de 1970 établit un enseignement commun de 6 à 14 ans en
le concentrant sur les anciennes écoles primaires, clairement séparées des
secondaires (Lycées et Etablissements d’Enseignement Professionnel). Ce modèle
a perduré jusqu’en 1990, année où la Loi d’Organisation Générale du Système
Educatif (LOGSE) a créé le cycle intermédiaire de l’Education Secondaire
Obligatoire (ESO), de 12 à 16 ans, qui se situe entre l’Ecole Primaire et le
Baccalauréat. Bien que l’on ait adopté différentes formules, dont la création
de nouveaux centres spécialisés, ce nouveau cycle a rejoint les centres du
primaire, ou bien a été réparti entre
les centres du Baccalauréat et ceux de la Formation Professionnelle ou encore,
a disposé d’ installations vacantes. C’est cette organisation qui a été le plus
souvent adoptée dans l’enseignement public ; en ce qui concerne
l’enseignement privé, compte tenu que la plupart des centres comprenaient déjà primaire, lycée (et
parfois enseignement professionnel), il n’y a pas eu de problème pour l’intégrer.
Depuis, le débat à ce sujet
n’a pas cessé. Tout d’abord, les grands partis de gauche et de droite se sont
affrontés à propos de l’opportunité
d’amplifier le tronc commun, les premiers étant pour et les seconds
contre, bien qu’il y ait eu des différences au sein même des partis du même
bord. En second lieu, la question a divisé les enseignants eux-mêmes, avec une
majorité de professeurs des écoles pour et de professeurs contre (en
particulier ceux du second cycle). Il est facile d’imaginer ce qu’il y a
derrière ces alignements.
Dans le contexte plus
particulièrement politique, ce sont deux conceptions de la société qui
s’affrontent, en termes comparatifs, l’une étant égalitaire et l’autre
darwiniste. Pour la gauche, l’école est un des moyens sociaux les plus valables
qui puissent se redistribuer et, plus encore, la clé principale de la
redistribution de tous les autres, en particulier l’accès à l’emploi et de tout
ce qui s’y associe.
On peut dire aussi, que le
fait que la LGE ait été une loi du franquisme tardif l’a condamnée dès le début
à être considérée comme une loi anti-égalitaire et à être la cible de toutes
les attaques de la gauche -même si on reconnaît aujourd’hui que, sur bien des
points, elle a été une loi raisonnable et en avance sur son époque, plus
influencée par les idées technocratiques des organisations internationales que
par l’orientation fasciste de la dictature-. Pour la droite, c’est en partie de
leur vision de la nature des choses que les personnes héritent ou développent
précocement des capacités très diverses et
cela doit se retrouver dans une éducation séparée et distincte,
appropriée à des positions sociales différentes, pourvu que cela se manifeste
comme un processus non seulement de sélection mais de reproduction
sociale ; et nombreux étaient ceux qui pensaient que dans la LGE
elle-même, on était allé trop loin dans l’extension du tronc commun.
Dans le domaine
professionnel ce sont deux traditions culturelles et deux ensembles d’intérêts
distincts qui s’affrontent : la tradition de l’enseignement est égalitaire
(peu d’éducation mais pour tous), tandis que parmi les enseignants du
Baccalauréat elle est méritocratique (beaucoup d’éducation mais pour les élus).
Bien que tous pourraient se mettre d’accord sur le fait que les élèves devaient
commencer par être ensemble avant de suivre des voies différentes, on est loin
d’avoir trouvé un accord sur les points suivants : où doit commencer la
séparation, à quels rythmes ou selon quels critères ; et même, parfois, il
s’avère difficile d’arriver à discuter de façon sensée. D’autre part, les
maîtres ont une formation limitée sur les contenus mais sont conscients que
dans l’éducation il y a un problème de
méthode pédagogique, alors que les professeurs du secondaire ont une formation
plus étendue et approfondie dans leur spécialité mais ont peu, voire pas de
formation d’éducateur.
De plus, la réforme
favorise les intérêts professionnels des maîtres tandis qu’elle altère les
conditions de travail des professeurs du secondaire. Pour les premiers, elle
représente une possibilité de promotion professionnelle : accès aux plus
prestigieux centres d’enseignement et à de meilleures conditions de travail
etc., tout en faisant les mêmes cours (ceux qui avant étaient au niveau 7 et 8
de EGB Education Générale de Base
sont aujourd’hui en 1er et 2ème niveaux de ESO Education secondaire d’Orientation). Pour les professeurs de
Baccalauréat, au contraire, cela correspond à l’arrivée dans leurs classes de
3ème et 4ème niveau de ESO d’élèves qui selon eux ne seraient pas
parvenus au 1er et 2ème niveaux de Baccalauréat. Les
anciens professeurs de FP ont des positions plus équivoques à propos de leur
propre formation, il faut distinguer les diplômés avec des licences
universitaires qui sont les homologues des professeurs de Baccalauréat et les
chefs d’atelier qui sont issus de la filière professionnelle ; compte tenu
de leur expérience, ils sont habitués à travailler avec cette partie des élèves
qui sont rétifs à tout ce qui a un rapport au Baccalauréat.
A propos de la ESO, on a
débattu et on le fait encore sur le maintien d’un tronc commun ou l’orientation
des élèves, à 12-13 ans mais surtout à 14 -15 ans, et au-delà sur le contenu
des programmes, les méthodes d’enseignement et d’apprentissage, la pertinence
même des problèmes pédagogiques, l’évaluation, le passage ou le redoublement,
l’autonomie des enseignants, le niveau et le rendement académiques etc.…
La polémique a atteint son
apogée quand, il y a trois ans, les conservateurs au pouvoir, ont approuvé le
Loi de Qualité de l’Education (LOCE), que peu de temps après, les socialistes à
leur tour au pouvoir, ont remplacée par la Loi Organique de l’Education (LOE).
Mais ce serait une erreur de croire qu’il s’agit d’un simple combat politique,
bien que les grands partis, tour à tour dans l’opposition, se soient empressés
de mener une guerre d’usure au gouvernement en s’appuyant sur les
mécontentements sociaux et professionnels pour ensuite abroger la loi de leurs
prédécesseurs.
De plus, l’âpreté du débat,
caractéristique de la politique espagnole actuelle, ne doit pas occulter que la
gauche et la droite ont rapproché leurs vues sur ce thème- ou plus exactement
ont arrondi les angles de leurs positions antérieures- de sorte que les
conservateurs ne remettent plus directement en question l’intégration et les socialistes
ne font plus la fine bouche devant la diversification durant la période de
l’enseignement obligatoire; ainsi une bonne partie de l’affrontement
politique dans le domaine de l’éducation tourne plutôt autour de thèmes bien
différents, comme la laïcité ou
l’enseignement confessionnel, le financement de l’école privée, la répartition
des compétences entre nation et régions…
C’est avant tout un débat à
l’intérieur du corps enseignant lui-même et entre les agents sociaux impliqués
dans l’éducation, parmi les organisations professionnelles et entre les
analystes et experts de ce secteur. On pourrait dire que la gauche, qui à
d’autres moments a été réticente à
l’idée de faire du système éducatif le champ de l’égalité des chances (en
croyant qu’en réalité, il s’agissait d’un jeu dont les cartes étaient
biseautées et qu’y entrer ne pouvait que supposer créer de fausses espérances
et se dévier des véritables problèmes sociaux), a fini par assimiler le
réformisme pédagogique supporté par les enseignants, tandis que la droite est
devenue le porte-voix de la résistance des enseignants du second cycle face à
son universalisation et uniformisation.
En fait,
sur ce dernier point qui nous occupe à présent, tout l’argumentaire de la proposition législative des conservateurs (et
des syndicats enseignants les plus corporatistes) semblait directement tiré des
bavardages de conseils de professeurs, tandis que les partis de gauche (et les
syndicats de classe) ont été souvent surpris par les prises de positions
anti-réformistes de la plupart de leurs adhérents.
S’il faut
résumer en quelques lignes les effets de la réforme de l’enseignement
secondaire entamée dans les années 90, on pourrait dire ce qui suit. D’une
part, on est parvenu à universaliser l’éducation jusqu’à 16 ans, avec des taux
d’échec inférieurs à ceux qui, il y a un quart de siècle, ravageaient le
système éducatif non pas à 14 mais à 16 ans. Cependant, d’autre part, il y a eu
un net sursaut tant dans les classes moyennes, qui fuient toujours plus l’école
publique pour aller vers le privé ; que parmi les professeurs
d’enseignement secondaire, qui se plaignent d’une massification inappropriée
(mais pas de la croissance du corps enseignant qui a été supérieure et plus
rapide que celle des élèves)
Suivant ce processus, les réformes éducatives suscitent toujours
moins de consensus et plus de scepticisme. La LOGSE a été approuvée en 1990
avec l’appui de toutes les forces politiques excepté le Parti Populaire qui
s’est abstenu. La LOCE a été approuvée en 2003 avec les
seuls votes du Parti Populaire. La LOE le sera aussi en 2005 ou 2006, avec sans
doute une majorité confortable, mais face à l’indifférence grandissante des
enseignants et au désarroi de la société.